Speaker0 Hétéro, la sobriété, ben c'est pas gagné. Et oui, l'attrait pour la démesure affecte avant tout les personnes privilégiées. Épisode après épisode, théorique ou pratique, je mène l'enquête avec mes invités. Bonne écoute ! Salut Céline.
Speaker1 Salut Alexis.
Speaker0 Je suis très content de te recevoir au micro d'Enquête de sobriété. C'est le hasard qui m'a fait te rencontrer. C'était à l'Académie du Climat, là où on est ce soir. Tu animais la présentation des travaux de Fanny Hugues sur les pratiques de débrouille. Et j'avais reçu Fanny au tout premier épisode de ce podcast.
Speaker1 Et j'avais écouté ce podcast avant la conférence.
Speaker0 Et ouais, non ça c'est chouette, c'est la boucle qui se boucle. Et là, pendant l'échange avec Fanny, cette soirée-là, tu as dit cette phrase-là. On ne parle pas assez de sobriété du travail. Moi quand t'as dit ça, j'ai dit non c'est pas possible, il faut qu'on parle ensemble. C'est ce qui fait que j'ai voulu te rencontrer, je suis venu dans l'instant te rencontrer. Et c'est seulement après que j'ai découvert ton livre, que j'ai découvert que je t'avais déjà entendu dans d'autres podcasts, que j'ai recollé un petit peu le puzzle. Et donc notamment, là aujourd'hui on va parler de ton livre « Travaillez moins pour vivre mieux, guide pour une philosophie anti-productiviste » qui est publié en 2021 aux éditions Dunod. Peut-être pour commencer un peu l'échange, est-ce que tu peux te présenter auprès des auditeurs-auditrices ?
Speaker1 Oui, tout à fait. J'ai fait des études en sciences sociales et en philosophie. Et donc, j'ai une double casquette d'intérêt pour l'empirique et pour le philosophique. J'ai passé l'agrégation de philosophie, j'ai enseigné la philosophie au lycée. Et ensuite, j'ai préparé une thèse de philosophie sur André Gorz. Et donc, ce livre « Travailler moins pour vivre mieux », je l'ai écrit à la suite de mes réflexions sur le travail. parce qu'en fait c'était mon thème d'agrégation en 2018, donc à force ça commence à dater un petit peu. Et c'était un peu pour mettre au propre plein d'idées que j'avais sur le travail et sur le débat contemporain autour du travail. Et donc c'était déjà un texte inspiré de mes recherches sur André Gorz et en même temps qui allait chercher des sources ailleurs, du côté des sciences sociales, du côté de l'histoire du travail, de la sociologie du travail, d'autres références philosophiques, comme Kant, Nietzsche, pour comprendre nos représentations du travail. Et puis, c'était mon écriture un peu plaisir au début de la thèse, quand on est parfois dans un sérieux très philosophique. J'avais l'impression de pouvoir écrire des blagues comme ça à un autre moment de la journée. Et ensuite, j'ai donc fait ma thèse de philosophie sur André Gorz, que j'ai soutenue il y a deux ans, en décembre 2023. Et j'en ai tiré deux ouvrages. Donc, c'est vraiment ma thèse découpée, remanée, etc., Un petit grand public qui s'appelle « Découvrir Gorz », qui est sorti aux éditions sociales. Et un plus universitaire qui s'appelle « L'écologie libertaire » d'André Gorz, qui est sorti au PUF et qui s'adresse plutôt aux camarades étudiants, enseignants, Qui veulent plonger dans l'histoire des idées de la pensée écologique, de la pensée marxiste des années 60, 70, 80, de ses évolutions. Donc, on pourrait dire que mon expertise, elle est sur cette histoire des idées autour du travail et de l'écologie politique à partir de cette formation, de cet ancrage philosophique. Et en même temps que j'ai toujours un souci pour le terrain, l'empirique et la relation, le dialogue avec les sciences sociales qui nous disent aussi beaucoup de choses sur le travail aujourd'hui, sur le travail d'hier. Et maintenant, je m'intéresse aux transformations contemporaines du travail dans le contexte écologique et à la façon dont les travailleurs et les travailleuses remanient leurs pratiques et transforment leurs pratiques dans le contexte écologique contemporain.
Speaker0 Et quand tu dis dans le contexte écologique, c'est à l'aune d'eux ? C'est-à-dire qu'ils revendiquent de remodeler le travail d'eux-mêmes ou c'est des changements plus profonds, plus structurels dont ils ne revendiquent même pas ?
Speaker1 Pas que, en fait. Et d'ailleurs, j'ai envie de vous dire que je lance une enquête là-dessus par questionnaire pour recueillir des témoignages de ce qui change au travail, au quotidien, auprès de différentes catégories de professionnels, etc. Et justement, ce qui est intéressant, c'est qu'il y a des corps de métier qui revendiquent des grands changements. Et il y a plein de gens qui changent juste leur pratique sans grande revendication, sans grand discours. Et c'est ça qui m'intéresse aussi, d'aller voir ce qui se passe dans les changements concrets. Et ça passe un peu sous les radars, parce que s'il n'y a pas de grand discours derrière ou s'il n'y a pas de grande présence médiatique, il y a plein de métiers qu'on oublie. En fait, il y a plein de situations professionnelles concrètes auxquelles on ne pense pas quand on pense que l'écologie va impacter le travail. Et donc, moi, ce qui m'intéresse, c'est de montrer justement ce qui est encore invisible dans ce discours-là.
Speaker0 Et de les révéler, de les rendre visibles. Je retrouve la pensée ou le travail de Fanny, Fanny Hugues, pareil, qui avait cette précaution ou cet intérêt à aller vers des publics qui ne se revendiquent pas sobres, qui ne se revendiquent pas écolo, mais qui, pour autant, peuvent l'être dans leur pratique en tant que telle. Ou même qu'il rejette parfois cette étiquette d'écolos ou de sombre.
Speaker1 Et en plus, c'est aussi le geste de mon auteur de thèse, André Gorz, qui a une casquette d'essayiste, mais qui était journaliste de métier. Et donc, il allait sur le terrain, il allait voir ce qui se passait. Et la fonction du journaliste, c'est de rapporter les faits, c'est de rapporter ce qui se passe alors qu'on n'en a pas encore conscience dans le débat public. Et là, c'est ce que j'ai envie de faire avec cette enquête, d'aller raconter des récits de vie et des récits de transformation du travail, que ce soit pour aller vers plus de sobriété, ou non. Et puis, un peu dans ce côté ancré pour dépasser un peu le yaka-faucon des directions et des gouvernements et voir ce qui se passe concrètement dans la vie des gens.
Speaker0 Ok. Super intéressant. Donc, vous avez entendu, chers auditeurs et auditrices, si jamais ça résonne pour vous, Céline cherche des personnes avec qui échanger sur ce sujet-là.
Speaker1 On vous mettra le lien du questionnaire.
Speaker0 Donc, j'aimerais parler avec toi pendant cet épisode de cette question de sobriété du travail. Mais pour bien démarrer, je pense qu'il va falloir un peu définir les termes et notamment, en particulier, le terme de travail. En tout cas, dans ce livre, Travailler moins pour vivre mieux. Moi, j'ai pris conscience en le lisant de la difficulté de définir ce concept même et des nombreux pièges qu'il peut y avoir. Y compris de certains courants politiques de gauche, on peut être critique de certaines définitions du travail donc tu consacres une bonne moitié de ton livre à déconstruire ou en tout cas à partager les mythes, à les décrypter beaucoup à l'aune de Gorz donc on va commencer par cette question là, c'est quoi le travail et d'ailleurs je me disais que ton livre sur le travail c'était peut-être un travail sur le travail je me demande ce que tu penses de cette proposition là et puis voilà ce que tu peux nous dire sur ce que c'est que le travail pour qu'on essaye de cheminer ensemble et de se dire ok c'est quoi, et après d'envisager cette sobriété du travail.
Speaker1 Est-ce que c'est un travail sur le travail ? Dans les débats contemporains, émancipateurs et progressistes autour du travail, on a une tendance à gauche, dont tu parlais, à étendre le concept de travail par-delà l'emploi. À dire que le travail ne se réduit pas à ce que le capitalisme reconnaît comme l'emploi. C'est-à-dire qu'il y a une production d'utilité, une production de valeurs sociales ou de valeurs économiques dans des activités domestiques, dans des activités bénévoles, dans des activités utiles socialement, qu'il y a aussi des activités qui sont utilisées par le capitalisme pour produire de la valeur économique, mais qui ne sont pas reconnues comme du travail. Par exemple, le travail numérique, le fait d'utiliser les plateformes, de nourrir les plateformes, de nourrir les algorithmes et de recevoir en échange des publicités. Donc, dans les sciences sociales, on constate plutôt une inflation du concept de travail, du travail du consommateur qui va biper ses courses, etc. Je trouve que cette inflation, elle est problématique parce qu'elle a tendance à considérer qu'on va revaloriser une activité, on va la revaloriser dans nos représentations, dans nos considérations sociales, en lui attribuant le mot « travail ». Et ça, je trouve que ça participe d'une idéologie de travailliste qui cherche à voir du travail partout parce qu'on part du principe que le travail, c'est ça le plus important. Et donc, si les tâches domestiques, c'est important, il faut aussi les appeler « travail ». Voilà. Et c'est un peu ça que je conteste parce que je trouve que ça participe, malgré soi, malgré ce caractère progressiste émancipateur, en fait de maintenir une valeur morale et sociale attribuée au travail et qui survalorise le travail plutôt que l'inactivité, plutôt que l'oisiveté. Et donc, on va dire que le travail domestique, ça prend beaucoup de temps, ça prend beaucoup d'énergie et on va ne pas vouloir être caractérisé comme oisif. On va vouloir montrer qu'on est très affairés, qu'une fois que les gens sont à la retraite, ils ont plein d'engagements associatifs, ils ont des engagements familiaux, ils font du travail domestique à destination des petits-enfants, etc. Or, c'est oublier que l'activité de l'emploi, ce n'est pas les mêmes caractéristiques que l'engagement bénévole, que les tâches domestiques qu'on gère au quotidien, à savoir que l'emploi, souvent, se réalise dans des conditions de subordination. Vous devez satisfaire une offre qui vous provient d'un employeur, d'un commanditaire, d'un client qui vous demande quelque chose que vous devez faire. Et si vous ne le faites pas, il y a une sanction. Ça, c'est le propre de l'activité professionnelle dans un champ de relations sociales où vous consommez aussi des ressources collectives pour ce faire. D'une certaine façon, il y a une partie du travail domestique qui est commandée par la société parce qu'on assigne notamment les femmes à certaines tâches et parce qu'il y a des sanctions aussi si ces tâches ne sont pas réalisées. Donc, il y a une part de ce travail domestique qui est commandité socialement aussi. Et pour autant, ça ne veut pas dire que toute cette activité s'arbitre de la même façon que l'emploi. En fait, vous ne rendez pas des comptes sur votre ménage, sur votre liste de courses, sur le temps que vous passez aux différentes activités. Il y a certes des normes sociales qui expliquent les choix qui se font, mais il n'y a pas les mêmes conséquences que dans le domaine de l'emploi. De même, l'engagement bénévole, si à la retraite, du jour au lendemain, vous arrêtez de vous engager dans telle ou telle association, il n'y a pas les mêmes sanctions que si vous choisissez de démissionner ou vous êtes au chômage.
Speaker0 Et par sanction, là, je comprends, ce n'est pas une sanction au sens punition, mais ça veut dire qu'il y a une conséquence négative à ne pas le faire. Tout à fait.
Speaker1 Et donc une conséquence négative institutionnelle qui fait que vous n'avez pas le choix de continuer cette activité ou non. Et donc, dans tout ce qui est du domaine des loisirs, mais aussi des engagements bénévoles qui sont des engagements volontaires, on ne peut pas les mettre sur le même plan que le travail qui se caractérise quand même par sa contrainte, ne serait-ce que contrainte économique pour payer les factures, etc. Contrainte sociale pour avoir accès à une protection sociale. Et donc, ce n'est pas du même registre. Là-dessus, j'invite aussi à regarder le livre de Marianne Dujarrié, Troubles dans le travail, qui analyse cette différence d'usage de la catégorie de travail et qui propose à la fin de supprimer le terme, qui dit que dans le fond, on pourrait essayer toujours de trouver des termes plus précis. Et là-dessus, je suis assez d'accord avec elle dans cet enjeu de préciser les concepts. Et donc, ce que j'appelle rapidement sobriété du travail, on pourrait l'appeler la sobriété de l'activité productive. Et donc, ce que j'appelle activité de production, c'est une activité de production à destination des besoins sociaux. Et donc, toujours à une visée d'utilité, donc une activité qui a une valeur instrumentale, qui vise à satisfaire des besoins collectifs, et ce, avec des ressources collectives. Ça veut dire que si vous coupez du bois dans votre jardin, ce n'est pas du travail au même sens que si vous êtes bûcheron et que vous le faites avec la force de vos collègues et des ressources collectives du bois à destination de clients et à destination d'un besoin social. Donc ça permet de distinguer les usages privés des ressources et des finalités, des usages collectifs. Et donc, c'est cette activité de production qui va consommer de l'énergie, qui va consommer nos propres efforts, qui va viser à satisfaire des besoins collectifs avec des ressources collectives qu'on peut essayer de transformer dans un contexte écologique en essayant de la réduire. C'est ça le concept de sobriété du travail. C'est de dire, le travail, c'est une activité qui est nécessaire à la reproduction de la vie. C'est une activité qui nous permet de subvenir en tant qu'humains parce que nos moyens de satisfaire nos besoins ne nous sont pas donnés de toutes pièces et on ne les trouve pas tels quels dans notre écosystème. Donc, on doit les produire, on doit les réaliser, on doit les fabriquer. Et cette activité instrumentale pour satisfaire nos besoins, on peut néanmoins choisir de la réduire volontairement si on réduit à la fois les besoins et si on réduit aussi les ressources qu'on utilise pour les satisfaire. Et dans cette perspective-là, il y a des modèles de sociétés qui passaient moins de temps à travailler que ce n'est le cas aujourd'hui, parce qu'elles réduisaient volontairement leurs besoins, leurs ressources aussi. En fait, si vous êtes dans une logique de sobriété de la consommation, il y a des chances que ça rejaillisse en sobriété du travail aussi. Si vous choisissez de réduire votre finalité, réduire ce que vous devez produire, À la fois ça va réduire vos propres efforts et à terme ça va aussi réduire votre propre consommation parce que vous n'aurez pas à consommer tout ce que vous avez produit. À l'inverse, le modèle du Fordisme qu'on a connu au XXe siècle, c'est exactement l'inverse. C'est maximiser la production pour maximiser la consommation. Et c'est un cercle qui s'entretient. Vous produisez de plus en plus de voitures, vous augmentez les salaires. Ça va permettre à vos travailleurs de se payer la voiture qu'ils ont produit. Et donc, la hausse de la consommation entretient la hausse de la production qui entretient la hausse de la consommation.
Speaker0 Jusqu'à pouvoir s'acheter une deuxième voiture ou plus au cas où.
Speaker1 Et donc, la sobriété de la production, c'est justement de réduire les efforts et les ressources consommées, mais aussi les productions finales. Et ça permet aussi à terme de réduire la consommation. Alors, c'est une définition du travail qui n'est pas subjective à dire « ah oui, moi, je considère que ça, c'est mon travail plutôt que telle chose » ou des choses comme ça. C'est une définition qui se veut plutôt objective et sur le plan matériel aussi. Qui consiste à dire quelles sont ces activités qui satisfont des besoins et qui consomment des ressources collectives. Néanmoins, ce qui est aujourd'hui une bonne partie de l'emploi capitaliste marchand, ça ne satisfait pas des besoins sociaux. C'est tous les secteurs inutiles, nocifs, etc. Ça satisfait des fonctions de production au sein du capital. Donc, ce que ça veut dire, ça veut dire que le travail, c'est une activité instrumentale, c'est un outil pour satisfaire les besoins, les finalités qu'un système lui fixe. Au sein du capitalisme...
Speaker0 Extérieur à la personne qui l'exécute.
Speaker1 Voilà, extérieur à la personne qui l'exécute. Au sein du capitalisme, le travail est utilisé pour produire du profit. Dans un système plus collectif et plus socialiste, qu'on pourrait appeler, le travail serait mis à destination des besoins sociaux et collectifs. Et donc, ça veut dire que le travail, c'est toujours un outil au service de quelque chose. Ce n'est pas une fin en soi, mais y compris existentiellement. Parce qu'en fait, ça veut dire que vous n'êtes qu'un rouage au service d'un collectif dans lequel vous agissez. Et donc, c'est toujours un outil pour satisfaire une finalité. Ça me semble important de rappeler cette fonction un peu instrumentale du travail, le fait que ce n'est qu'un moyen pour satisfaire nos besoins, parce que ça permet de le désacraliser en le destituant de sa place de valeur en soi.
Speaker0 Valeur centrale où tout doit passer par ça pour être reconnu. Mais alors, du coup, si je tire ton fil, parce que dans ton livre, on trouve plusieurs définitions qui se ressemblent toutes, qui sont toutes basées sur Gorz, si je comprends bien, en tout cas très inspirées de Gorz, donc avec cette hétéro-détermination, donc déterminée par quelqu'un d'autre que la personne qui réalise sa tâche, donc c'est ça, les caractéristiques du travail. Quand tu as fait cette écriture de livre, est-ce que tu qualifies ça d'un travail ou pas ? Et dans quelle sous-partie tu qualifies travail ou pas ?
Speaker1 Oui, là-dessus, il y a les distinctions d'Hanna Arendt qui peuvent être utiles pour penser les distinctions de ces activités-là. Hanna Arendt, dans La condition de l'homme moderne, distingue le travail qui vise à reproduire la vie sur le plan matériel, biologique, donc le travail dans le sens que je viens de proposer aussi, de l'œuvre qui ne vise pas l'utilité, qui dure et qui peut être une œuvre artisanale, comme une œuvre culturelle, comme une œuvre intellectuelle, de l'activité politique qui vise à déterminer les valeurs au sein d'un collectif pour choisir ensemble comment on s'organise. Et donc, dans cette tripartition, on pourrait dire que mon livre, ce n'est pas une commande, je n'étais pas forcée de le faire, ma survie économique n'en dépendait pas et d'ailleurs, un livre, ça rapporte un euro à son auteur. Donc en fait, ce n'est pas du tout un travail et au contraire, c'est une œuvre qu'on espère laisser de long terme. Ce n'est pas une tâche qu'on fait justement dans un rapport instrumental, mais c'est une tâche qu'on tente d'organiser par des valeurs autonomes. Donc ça, c'est aussi une distinction que fait Gorz entre les activités hétéronomes qui sont donc déterminées par des critères extérieurs au sujet parce qu'elles sont sociales, parce que quand vous êtes enseignant, vous avez un programme à respecter, parce que vous êtes affecté dans un endroit que vous n'avez pas forcément choisi, parce que vous avez des classes que vous n'avez pas forcément choisies, et donc votre activité professionnelle s'inscrit dans un cadre contraint extérieur que vous n'avez pas entièrement déterminé, Ça marche dans l'agriculture aussi. Un exemple que j'aime bien donner, c'est que si vous êtes en Méditerranée, vous allez faire des pois chiches. Peut-être que vous n'auriez pas choisi de faire ça spontanément, mais c'est ce que votre terre vous permet de faire. Et donc, l'agriculture, c'est une activité sous contrainte. Et il y a plein d'activités de satisfaction des besoins qui sont nécessairement sous contrainte, ne serait-ce que des contraintes matérielles. De l'autre côté, vous avez des activités dites autonomes dans lesquelles le sujet peut choisir les valeurs qui guident son activité, les valeurs aussi bien de réalisation de son activité que de ses finalités. Et donc, on peut dire que les engagements associatifs sont des activités autonomes parce que vous choisissez pourquoi vous engagez d'après vos propres valeurs, d'après vos propres conditions, aussi parce que vous n'y êtes pas contraint par un contrat salarié. Et justement, c'est là où le contrat salarié vient parfois transformer l'engagement associatif parce que là, vous êtes contraint ensuite de faire certaines choses juridiquement. Et donc, on peut dire que tout livre qui n'est pas un livre de commandes, de choses comme ça, est plutôt du côté des activités autonomes où on peut choisir les valeurs qu'on transmet dans le livre, la façon dont on le transmet, etc. Après, la part de contrainte peut être plus ou moins vécue. Et puis, selon aussi la dépendance de l'auteur à son activité, selon que c'est votre activité professionnelle principale et qu'il faut absolument que vous vous en disiez plein d'exemplaires. Et donc, en fait, souvent, c'est le critère de dépendance économique et de relation à la contrainte qui peut vous faire basculer justement du côté de l'activité hétéronome.
Speaker0 Mais par exemple, ton livre avant ça, il y a eu aussi, et je vais utiliser encore le mot travail, mais il y a eu un travail peut-être académique, un travail de recherche, des contraintes externes, tu vois, parce que les règles universitaires, tu ne les as pas choisies.
Speaker1 Oui, moi, j'appellerais ça des efforts ou des exercices. On s'exerce à des activités qui sont certes contraintes, tout comme une partition de musique est contrainte. Pour autant, la contrainte ne s'exerce pas sur nous quand on pratique l'activité. Personne ne m'a forcé à préparer les concours de l'enseignement en philosophie. Et d'une certaine façon, on pourrait certes dire, oui, une fois que tu t'engages là-dedans, les contraintes s'imposent à toi. Mais pour autant, le temps d'études, et c'est pour ça que ça me semble important de distinguer le temps d'études, le temps de formation du temps professionnel. Le temps d'études, il est plus librement choisi que le temps de l'emploi. En fait, quand vous choisissez un domaine d'études, vous êtes un peu plus autonome, même dans votre apprentissage, dans votre rapport au cours, à ce que vous en faites, etc., que dans le secteur professionnel de l'emploi. Et alors, pour autant, je suis tout à fait d'accord avec l'idée d'un revenu d'autonomie pour les jeunes et pour les étudiants, pour permettre de financer les études de tout le monde. Pour autant, je ne considère pas que c'est du travail au même titre que l'activité professionnelle employée. Ce qui est intéressant, c'est dans les dispositifs où vous savez que vous faites des études pour être formé à tel métier. Et dans ce cas-là, on reconnaît cette formation faisant partie de votre futur emploi. Par exemple, c'est le cas pour les élèves fonctionnaires, stagiaires de certaines grandes écoles. C'est le cas par exemple de Polytechnique et des écoles normales supérieures. C'était le cas auparavant pour les écoles normales qui formaient les instites. En fait, on vous prenait à 16 ans et on vous disait, on va vous former à être instite, bienvenue dans la formation, et ça compte comme du travail, et ça compte dans votre retraite. Pour autant, il y a un engagement de l'autre côté, un engagement décennal à servir la fonction publique. Actuellement, quand vous vous lancez dans certaines études, dans certains secteurs, vous ne signez pas d'engagement avec l'université sur ce que vous allez en faire par la suite. Donc, je pense que c'est quand même ça la différence, à savoir qu'on peut faire des études au service de l'inutilité, au service de la gratuité. Justement, le domaine des études, et parfois les universitaires le disent, le but, c'est de former des citoyens et non pas des professionnels. On ne forme pas des futurs collaborateurs ou des futurs agents publics. Donc, on permet aussi à chacun de s'intéresser à ce qu'il veut de façon plus libre que dans le domaine du travail où, en fait, on attend de vous que vous exécutiez certaines tâches parce qu'elles sont déterminées par les besoins sociaux collectifs qu'on a déterminés. Et or, le domaine des études, l'éducation, est justement un secteur où on peut cultiver des intérêts indépendamment de sa productivité et de son utilité économique marchande actuelle.
Speaker0 Ok, c'est plus clair. Donc, tu refuses le fait que tu aies fait un travail sur le travail puisque tu ne catégorises pas ça dans le travail. Et je trouve ça hyper intéressant. Du coup, là, tu nous donnes des outils pour dire que c'est du travail, pas du travail. Après, il peut peut-être y avoir des pièges aussi d'en chercher trop de pureté dans la définition. Mais du coup, ce qui me saute aux oreilles là, si je reviens sur l'idée de sobriété du travail, c'est qu'il y aurait une recherche de limiter l'activité, le travail productiviste ? Pour peut-être laisser plus de place ou pour que d'autres choses prennent leur place, notamment des activités autonomes, artistiques, créatives, de faire de la place aux jeux de société ou que sais-je. Et finalement, cette sobriété, on contraint la production et on laisse la place à l'inutile.
Speaker1 Oui, tout à fait. Et c'est aussi limiter la rationalité économique, qui consiste à considérer que toute activité doit être efficace. Et en fait, cette rationalité économique que Gorz étudie dans son livre de 1988, métamorphose du travail. Donc, rationalité économique, ça ne veut pas dire capitaliste. Pour lui, le capitalisme, il a juste poussé à l'extrême de la rentabilité, du profit, une certaine rationalité économique qui est juste la bonne allocation des ressources pour satisfaire un but. On pourrait dire qu'à partir du moment où vous devez satisfaire des besoins sociaux avec des ressources collectives qui sont limitées, vous avez besoin d'une part de rationalité pour faire un bon usage de ses ressources. Par exemple, c'est plus efficace sur le plan collectif qu'il y ait un boulanger qui fasse du pain avec des ressources collectives, que ce soit de l'eau, de la farine et de l'énergie pour chauffer son four, plutôt que chacun, à notre échelle individuelle, on fasse son pain soi-même dans son petit four individuel. Donc ça, c'est une bonne gestion des ressources collectives pour satisfaire un besoin collectif, le besoin de se nourrir à l'échelle du quartier. Donc, ces activités pour satisfaire des besoins, on a besoin d'une certaine rationalité pour les organiser, justement parce que, d'une part, elles sont collectives, donc on a besoin que tout le monde puisse avoir accès à manger, et en même temps, elles utilisent des ressources collectives, donc on ne fait pas n'importe quoi avec l'eau, la farine et l'énergie. Elles se distinguent de ces activités dites autonomes, où justement, il n'y a pas de besoin à satisfaire, puisque ces activités sont caractérisées par leur gratuité, leur inutilité. Et donc, on peut dire que la rationalité économique n'a pas à s'en mêler. Vous n'avez pas à vous dire « tiens, j'ai bien utilisé mon week-end, j'ai fait plein d'activités » ou des choses comme ça. Au contraire, le rapport au temps, d'ailleurs, n'est pas le même. Dans l'activité de travail, dans l'activité de production, donc avec des ressources collectives, vous devez faire un bon usage de votre temps. Parce que si le boulanger fait un mauvais usage, il aura gâché d'une certaine façon des ressources. Alors que dans les activités autonomes, dans votre temps libre, ce qui compte, ce n'est pas de faire un bon usage de votre temps, mais c'est plutôt de dépenser le temps. Quand vous regardez un film, quand vous allez à une activité culturelle, quand vous promenez en famille dans la nature, votre but, ce n'est pas de rentrer le plus vite possible. Votre but, c'est de profiter finalement du temps. Et donc, on n'est pas dans une logique de bonne gestion. On sort de la logique de gestionnaire, justement, qui est le propre de la logique productive et rationnelle. et on passe à une logique de profiter de l'instant
Speaker0 En temps de dépenser. Dépenser, ça fait du coup écho aux travaux de Georges Bataille, que je n'ai pas particulièrement creusé, mais c'est à ça que tu fais référence ?
Speaker1 Oui, ça marche, et Gorz n'y fait pas forcément référence aussi, mais je le cite dans le livre, en effet, il y a cette idée de dépenser le temps aussi. On peut dire que c'est référence à ça, mais ça fait référence à un usage commun, qu'on fait du temps.
Speaker0 Ça correspond à mon expérience personnelle, quand je pars dans un truc épanouissant, passionnant ou autre, le temps je l'oublie, parfois j'oublie même que j'ai faim, ça peut m'arriver. Ce côté dépenses, gâchis, gaspillage et inutilité, et à la fin on se dit c'était super intéressant, mais d'un point de vue efficacité, rationalité, ça peut vite nous rattraper et nous questionner.
Speaker1 Et donc finalement, ce que dénonçait aussi Gorz à partir des années 80, c'est que cette rationalité économique qui est le propre de l'activité productive, elle s'étendait à d'autres domaines de la vie. Elle s'étendait au domaine des loisirs, on essayait d'en faire toujours plus, de bien occuper notre temps, et je trouve qu'on le voit vraiment dans le moment éducatif, où on essaye de mettre les enfants à toutes les activités extrascolaires possibles et inimaginables, où ils ont des emplois du temps de ministre. Et donc, cette rationalité, cette façon de considérer le temps, que le temps, c'est de l'argent, etc., on l'a pensé à propos d'activités qui n'avaient rien à voir avec la sphère économique et la sphère productive, à concevoir nos relations sociales, notre temps social aussi comme ça. Et donc, Donc ça me semble important de séparer les deux et de ne pas importer dans la vie sociale, politique et personnelle des valeurs qui viennent du monde économique et du monde capitaliste qui les exacerbe.
Speaker0 J'espère que c'est clair pour vous tous et toutes, chers auditeurs et auditrices, sur cette définition du travail et donc d'essayer d'un peu mieux réfléchir à ce qui est du travail, ce qui n'en serait pas. Et puis justement, pour envisager là où c'est du travail, là où c'est productif, d'envisager une sobriété de cette partie-là, de ce travail-là, pour laisser plus de place au reste. Je t'ai entendu dans un podcast, je suis désolé, je ne me rappelle plus lequel, mais dans un podcast dans lequel tu intervenais, où tu te disais optimiste sur le plan anthropologique. Et tu le définissais un petit peu plus loin en disant que les gens savent s'occuper intelligemment en autonomie. Dans ton livre, tu t'appuies sur Gorz et tu dis « pour Gorz, nous sommes capables de choisir ce que l'on juge suffisant pour nous en termes de travail à fournir autant que de marchandises à consommer ». En lisant ça, je me suis dit, déjà, j'ai l'impression que je partage ton optimisme anthropologique. J'ai l'impression que c'est une sorte d'axiome nécessaire pour pouvoir bien penser et distinguer cette question d'autonomie et d'hétéronomie. Mais en fait, il y a quelque chose qui me trotte dans la tête depuis que j'ai lu ça. Je me reconnais là-dedans, mais en fait, je n'arrive pas à comprendre comment on peut penser l'inverse. Je veux dire, c'est quoi la vision du monde qui permet de croire, savoir ce qui est suffisant mieux que la personne, ce qui est suffisant pour lui ou ce qui n'est pas suffisant pour lui, ou comment il faudrait se comporter. J'avoue que je sèche, peut-être parce que je ressemble trop à ça, mais je n'arrive pas à comprendre qu'est-ce qui permet ça. Je ne sais pas si toi, tu peux nous éclairer sur comment on peut penser autrement que ça, comment on ne peut pas partager ton optimisme anthropologique.
Speaker1 Alors là-dessus, c'est une idée qui m'est venue parce que, quand je défendais la réduction du temps de travail, et beaucoup depuis aussi l'apparition du livre, j'ai toujours des journalistes qui me disent « Non, mais si on réduit le temps de travail, les gens vont partir plus en week-end prendre l'avion et puis vous savez les pauvres ils vont aller chez mcdo et puis ils vont consommer dans les centres commerciaux en gros et avec le présupposé que les gens ne savent pas quoi faire de leur temps et qu'il vaut mieux qu'on les occupe à un emploi plutôt qu'on leur laisse la liberté de choisir ce qu'ils font de leur vie et alors cet argument il est très intéressant parce que on l'entend souvent justement discuté critiqué par les gens qui défendent la réduction massive du temps de travail, Par exemple chez Paul Lafargue, donc le gendre de Marx, mais aussi chez Bertrand Russell, qui était un philosophe britannique anarchiste des années 30, puis aujourd'hui par David Graeber, aussi un anthropologue anarchiste. Et en fait, tous les trois citent cet argument selon lequel les élites croient que les pauvres ne savent pas quoi faire de leur temps et qu'il vaut mieux les occuper par un boulot, même si ce boulot est nul, même si ce boulot est inutile, ce que dit Graeber aussi, avec son concept de bullshit job, de job à la con. Qui ne satisfait pas de besoins sociaux. Et alors, l'argument politique derrière ça, l'argument que donne David Graeber, c'est qu'on cherche toujours à occuper la populace plutôt que de lui donner de l'énergie, de lui laisser de l'énergie, du temps libre, pour faire la révolution. En gros, que c'est un outil de discipline sociale. Et ça, c'est aussi une intuition qu'on trouve chez Nietzsche, que je commente aussi dans le livre, que le travail est la meilleure des polices. Que dans le quotidien du travail, dans la routine métro-boulot-dodo, dans la roue du hamster, En fait, on empêche les gens de s'interroger sur le centre de leur existence, sur pourquoi se lever le matin, sur le système auquel ils participent. Et donc, c'est une façon d'assigner tout le monde à un quotidien éreintant qu'on n'a pas complètement choisi, mais dans lequel on se sent complètement contraint parce qu'on a des factures à payer, parce qu'on a des emprunts à payer, que ce soit un crédit consommation, que ce soit un crédit immobilier, etc. Le système de la dette est très intéressant dans la façon dont ça impose des contraintes et ça contraint à avoir un emploi qui apporte telle rémunération. C'est aussi là-dessus que David Graeber a travaillé. Moi, je crois que si on est optimiste anthropologique parce qu'on pense que les gens font un bon usage de leur temps, c'est qu'en fait, on n'est pas du côté des élites qui méprisent ce que les classes populaires feront de leur temps. Parce que c'est toujours ça. Quand les journalistes me disent ça, je leur dis « mais en fait, vous imaginez que vous, vous avez un bon usage de votre temps ». Et que vous, quand vous avez des congés, quand vous avez un jour férié, vous savez comment vous allez vous occuper. Et en fait, vous présupposez que les autres ne savent pas. Moi, je trouve que ça témoigne d'un mépris de classe. Et c'est très intéressant de le politiser, de le conflictualiser aussi dans une logique de lutte des classes. Parce que qui cherche à déterminer le temps de vie des autres, c'est toujours les classes supérieures, c'est toujours les élites qui cherchent à faire travailler les autres. Donc en fait, les classes populaires n'ont aucun désir à déterminer ce que Nicolas Sarkozy fait de son temps. En revanche, les élites passent beaucoup de temps à exprimer leur désir de ce que les autres devraient faire à leur place aussi, parce que c'est aussi une façon de justifier la délégation du travail. Et ça, moi, je suis très marquée socialement quand j'entends tous ces discours de « travailler plus ». J'invite vraiment toutes les personnes qui nous écoutent à penser à ça, parce que toutes les personnes qui nous disent qu'il faut travailler plus, que ce soit pour la santé économique de notre pays, la compétitivité avec les Chinois, ou que ce soit pour sauver la planète, nouveau productivisme vert que j'entends partout, Très souvent, ce sont des gens qui ne vont pas, eux, bosser plus. C'est-à-dire que ce sont souvent des vieux retraités qui nous disent ça. Et j'ai envie de dire, bah, chiche, t'as qu'à le faire toi-même, quoi. Et donc, je pense qu'on peut tout à fait accepter de ne plus prendre aucune injonction à travailler plus de la part d'une personne de plus de 60 ans, de dire si vous n'êtes pas concernés par la conséquence de votre proposition, vous n'êtes pas légitimés à la portée. Et ça, je trouve ça très intéressant que dans le débat public, toutes les personnes qui parlent de travailler plus ne sont pas concernées par cette injonction à travailler plus.
Speaker0 Je reviens un tout petit peu en arrière sur cet optimisme anthropologique. Et du coup, quand tu me le décrives, parce que je ne m'attendais pas à ce que tu fasses ce lien, justement, avec tout un chapitre dans le livre où tu parles de le travail et la mère des polices, là, dans ta réponse, je comprends bien l'envers du décor, en fait. Et du coup, c'est peut-être moins un optimisme anthropologique qu'une question de confiance versus contrôle, tu vois. C'est presque une confiance anthropologique versus un désir et un souhait de contrôle anthropologique, donc de contrôler la populace. Tout à fait.
Speaker1 Mais en même temps, on pourrait dire que le contrôle est engendré par un pessimisme anthropologique. À savoir, l'homme est un loup pour l'homme, il faut se battre, il faut fouetter les gens.
Speaker0 Oui, mais tu vois, ça ne marche pas pour eux-mêmes, donc ça ne tient pas tout à fait la route.
Speaker1 Oui, c'est pour les autres, c'est vis-à-vis des autres.
Speaker0 C'est du contrôle extérieur, ce n'est pas du pessimisme, parce que pour leur classe, ça ne marche pas.
Speaker1 Tout à fait, on pourrait dire ça, que c'est plutôt un désir de contrôle d'autrui.
Speaker0 J'ai envie de te demander comment mettre en oeuvre dès maintenant cette philosophie du travail, cette façon de voir le travail pour tendre vers une sobriété du travail.
Speaker1 Oui, alors avant ça, je veux raconter pourquoi c'est important et que c'est nécessaire de mettre en place cette sobriété du travail en revenant sur les enjeux matériels et sur la crise écologique qu'on vit actuellement pour montrer qu'en fait, ce ne sera pas possible de travailler plus. Ça, je le dis aux boomers qui racontent ça sur les plateaux télé. Ça, c'est fait. En gros, ce ne sera pas possible parce que dans le contexte de crise écologique qu'on connaît actuellement, notamment de réchauffement climatique, notamment de hausse des températures, d'augmentation du nombre de canicules, nos corps, et c'est nos corps qui travaillent, les corps des travailleurs et des travailleuses, sont déjà affectés par le réchauffement climatique, par cette dimension de la crise écologique, par ce qu'on appelle un stress thermique. Donc, c'est le fait de travailler dans des conditions où il fait plus chaud. Ce stress thermique, il nous empêche de bien travailler et il nous fatigue encore plus au travail. Cela augmente les risques d'accident. Cela augmente les risques psychosociaux aussi de fatigue. Et ça nous affecte nerveusement sur le long terme. Ça nous affecte d'autant plus que notre repos est aussi dégradé dans les conditions. On dort moins bien quand on fait chaud. On dort moins bien. Et ça, c'est vraiment un truc dont on ne parle pas du tout. quand on pense aux projections du travail d'ici 20 ans, d'ici 100 ans, maintenant, on ne pourra pas travailler plus parce que notre corps ne tient pas. Et déjà, notre corps est super dégradé aussi bien au travail qu'au repos dans des périodes de canicule. Et puisqu'elles vont être amenées à se multiplier, ça va forcément nous dégrader la santé. Et notre santé, elle est déjà affectée aussi par plein d'autres facteurs extérieurs au travail, que ce soit l'exposition aux perturbateurs endocriniens, aux pesticides, aux pifaces, etc. On va vers des explosions, des épidémies de cancers, de maladies neurodégénératives, etc., Donc, en fait, il est impossible de croire que notre corps va être prêt pour travailler plus. À une échelle collective, ce n'est pas possible. On va plus aller vers encore plus d'accidents du travail, encore plus de maladies chroniques, encore plus de situations d'invalidité. Et donc, notre validisme hyper productiviste qui s'est construit au XXe siècle, il est inadapté à notre situation écologique actuelle. Et ce n'est pas que moi qui le dis. On a des études à l'échelle européenne de l'Organisation internationale du travail de ce que ça coûte déjà en termes de baisse de productivité, en termes de baisse de points de PIB. Et donc, on sait déjà qu'en fait, on perd de la productivité, qu'on perd des points de PIB, ne serait-ce que pour cette raison de stress thermique et de crise écologique. Et ça, c'est déjà le cas aujourd'hui. Et donc, ça va ne faire que s'empirer dans les décennies à venir. C'est pour ça que dire qu'il faut absolument travailler plus, c'est un non-sens sur le plan physique et matériel. Nos corps ne vont pas tenir, tout simplement. D'autant plus que, comme le montre un économiste de la santé comme Eloua Laurent, le corps d'un travailleur né en 1975 n'est pas du tout exposé aux mêmes facteurs de risque et aux mêmes situations dangereuses qu'un corps né en 2020. En fait, un bébé qui a vécu toute son enfance des canicules, il aura un corps en moins bon état qu'un corps des années 50. Et on n'a pas été exposé aux mêmes risques. Et donc, c'est absurde de croire que ce corps va fonctionner comme les autres. En fait, quand on croit que les travailleurs vont continuer de travailler comme avant, avec un peu de clim, d'ailleurs c'est illusoire sur plein d'aspects, mais en fait on raisonne comme si nos corps étaient des machines qui pouvaient fonctionner quelles que soient les températures, alors même que les machines sont affectées par la crise écologique et la hausse des températures aussi, et ensuite nos corps ne sont pas des machines. Et donc je pense que c'est important aussi sur le plan de la santé de s'approprier ce discours du « travailler moins » aussi pour dire que c'est le seul enjeu vital pour survivre. Et à la limite, ce que j'aurais envie de changer par rapport au titre de mon livre en 2021, c'est que ce n'est plus « travailler moins pour vivre mieux », c'est « travailler moins pour vivre vieux » et pour survivre, tout simplement. Je pense qu'on ne va pas tenir à ce rythme-là. Et d'ailleurs, l'augmentation des burn-out, l'augmentation de la charge, de l'intensivité du travail n'est pas durable. En fait, elle n'est pas soutenable à l'échelle d'un collectif de long terme.
Speaker0 Alors justement, tu vois, on se dit que c'est déjà pas soutenable. Du coup, pour éviter peut-être au moins à nos auditeurs-auditrices, et puis peut-être qu'ils le passeront entre eux après et ça fera tâche d'huile, mais pour éviter de se cramer dans tout ça, comment faire dès maintenant sans attendre un changement de politique, sans attendre, chose dont on parlera juste après.
Speaker1 Déjà, je pense qu'au sein des collectifs de travail, il y a un enjeu à réfléchir sur la façon dont on organise le travail et dans ce qu'on demande au travail des collègues au quotidien. En fait, je pense que dans plein de situations, on peut internaliser certaines tâches, on peut ne pas solliciter des collègues. On peut essayer de comprendre que parfois, le travail qu'on demande aux autres, en fait, qu'on consomme du travail. On est déjà soi-même consommateur du travail des autres, que ce soit le travail de nos collègues ou que ce soit le travail qu'on consomme quand on est client. Donc déjà, à notre échelle, on peut essayer de réduire le travail qu'on consomme, que ce soit en tant que client ou que ce soit en tant que collègue, pour réduire la charge de travail. Ensuite, le niveau collectif de l'organisation du travail. On sait bien qu'en France, on a une tendance à la réunionnite, à croire qu'il faut absolument partager toutes les infos, etc. Et en fait, tout le monde s'ennuie, tout le monde écoute autre chose, fait ses mails et compagnie. Et la réunion a perdu tout intérêt. Donc ça, je pense que c'est important aussi de se réinterroger sur ce qui est vraiment efficace ou non, vraiment utile ou non. Tout comme il y a des tâches et des métiers inutiles au niveau social, parfois il y a des temps de travail inutiles. Et parfois, on perd du temps pour rien et on a tout à fait conscience qu'on en perd.
Speaker0 Là, je suis sûr que tout le monde se dit « Oh putain, la dernière réunion dans laquelle j'ai perdu mon temps ». En gros, là, ce que tu nous dis, c'est idéalement réfléchissez en équipe collectivement et peut-être supprimer ces moments-là où tout le monde s'emmerde.
Speaker1 Voilà, exactement. Donc ça, je pense qu'on peut se mettre d'accord pour ça. Ensuite, à une échelle plus individuelle, il y a aussi bien sûr l'enjeu de réduire sa propre charge de travail, ce qu'on fait parfois aussi en réduisant son temps de travail. Alors parfois, l'arnaque de la réduction du temps de travail, c'est que vous passez au 4-5ème, vous prenez votre mercredi ou votre vendredi, et en fait, vous avez la même charge de travail qu'avant. Et c'est juste que c'est comme quand vous posez un jour de congé, mais en fait, tout le monde bosse autour, donc vous revenez la fois suivante et vous avez deux fois plus de mails que d'habitude. Donc, en fait, vous avez moins de temps pour traiter une charge de travail qui est constante. Et donc, ça, je pense que l'enjeu, c'est aussi de résoudre ça à l'échelle collective, en se demandant quelles sont les missions qui sont vraiment prioritaires et celles dont on peut se passer. C'est aussi réfléchir aux finalités du travail, au but de notre organisation, aux priorités ou non, et de se dire qu'en fait, on va prioriser. Et en fait, dans plein de situations professionnelles, on priorise en se disant « ça, ce dossier, il n'est pas si important, on laisse tomber » ou des choses comme ça. Et c'est tout à fait possible pour une organisation d'adopter un peu ce choix décroissant ou du moins de ne pas vouloir la croissance et l'expansion. Je pense par exemple à un glacier d'Ardèche qui s'appelle Terre adélice et qui a une boutique qui fabrique des glaces.
Speaker0 Un glacier, je disais un glacier, ceux qui sont en train de fondre, maintenant tu parles des glaces à la framboise.
Speaker1 Exactement, ils ont 400 goûts, mais ils ont fait un choix de sobriété dans l'extension de leur marché, c'est-à-dire que vous ne trouvez pas ces glaces-là dans tous les commerçants de France et de Navarre. Ils ont fait le choix aussi de n'avoir qu'une boutique à Lyon et une boutique à Grenoble, plutôt que d'être dans une logique d'expansion. Leur but, ce n'est pas d'être le nouveau Starbucks ou le nouveau Ben & Jerry's qui file des glaces à tout le monde. Ils ont conscience qu'ils ont une petite équipe. Ils ont conscience qu'ils ont des moyens limités parce qu'ils travaillent avec les producteurs de fruits de la vallée en Ardèche, etc. Et en fait, leur but, ce n'est pas de satisfaire toutes les envies de glace du monde entier. Et ça aussi, se dire, tiens, on va réduire nos ambitions à la baisse, c'est pas si grave. Et ça, je trouve que, bien sûr que c'est en rupture par rapport au modèle de Musk, au modèle des organisations américaines, mais c'est ça en même temps qui permet peut-être de mieux vivre plutôt que d'avoir des ambitions de grosseur et de tout le temps croître. Parce que souvent, dans ces situations-là, en fait, c'est la grenouille qui croît jusqu'à ce qu'elle explose. Et dans les phases de croissance, on a aussi un risque à cramer les équipes. Et donc voilà, je pense qu'on peut réduire notre temps de travail si on arrive aussi à réduire la charge de travail. Ça, c'est un enjeu de négociation aussi collective pour discuter de ce qui est vraiment prioritaire ou non. On peut réduire le temps passé au travail aussi en réduisant l'organisation du temps de travail, des temps de réunion et tout. Là-dessus, il y a un point de vigilance sur le forfait jour qui a été imposé au cadre après la réforme des 35 heures aussi, parce que ce forfait jour présuppose que les cadres sont plus autonomes dans l'organisation de leur temps, mais en fait, ça conduit à la fin à ce que les gens ne comptent plus leur temps de travail et en fait, fassent des journées beaucoup plus grandes.
Speaker0 Travailler le soir, travailler le week-end et compléter.
Speaker1 Pour compléter ou aussi tout simplement parce que, bon, comme tu es au forfait jour, tu ne peux pas partir à 17h. Et on attend de toi plus parce que tu as un cadre. Et donc, parfois, compter le temps, ça permet de mieux se rendre compte aussi de tout ce temps qu'on y passe. Et donc, parfois, la pointeuse, elle a des vertus aussi pour se rendre compte de ce qu'on donne vraiment au travail et que ça pourrait être possible de le borner si on changeait aussi nos représentations. Donc, ça, je pense que c'est aussi une dimension qui se joue à l'échelle individuelle, mais aussi de discussion collective, de ne pas moraliser le travail, ne pas moraliser le temps qu'on va y passer, l'investissement personnel. Et en gros, d'arrêter de dire à ses collègues, quoi, t'as pris ton après-midi, super, voilà. Et en fait, je pense, de façon générale, on peut essayer d'être moins normatif dans l'espace de travail et sur le travail des autres. Arrêtez de faire des commentaires. Franchement, ça, ça marcherait sur pas mal de trucs. Tout comme ne commentez pas ce que mangent vos collègues à la pause déj. En fait, ne commentez pas à quelle heure vos collègues partent. En fait, je ne sais pas, quittez pour commenter ça.
Speaker0 Ce serait presque mon travail, mon choix. Oui, exactement. On pourrait faire presque quelque chose comme ça.
Speaker1 Et après, s'il y a un enjeu hiérarchique ou il y a un enjeu de conséquences à cette attitude-là, bien sûr, vous pouvez en débattre collectivement. Mais parfois, il y a des commentaires qui semblent anodins, mais qui, en fait, sont normatifs. Et donc, je pense que... Et en fait, impliquent ce que serait une bonne pratique ou autre. Et donc, je pense qu'il faut dire merde aux commentaires normatifs.
Speaker0 Alors, mon travail, mon choix, ça ne marche pas du tout, en fait, en vrai, puisque tu définis le travail par une contrainte extérieure. Donc, ça ne marche pas, en fait. C'est une contrainte dans les termes.
Speaker1 Voilà, tout à fait. Croire que vous êtes complètement libre de choisir vos conditions de travail et tout, c'est très illusoire. Et aussi, d'autant plus dans les parcours biographiques, où on se rend compte qu'on choisit très peu nos études, notre métier, nos professions, qu'il y a plein d'effets de reproduction sociale aussi. Donc, c'est très naïf de croire qu'il y a du choix là-dedans.
Speaker0 Tu évoques déjà des choses collectives et politiques dans ce que tu dis qu'on peut déjà faire maintenant. Et donc, c'est chouette. Ça veut dire que même sans changer la loi, sans changer les règles, il y a déjà des choses, des réflexions et des décisions à prendre collectivement actionnables dès maintenant. J'ai envie de te demander, à l'échelle du ménage, parce que tu vois, je pense, par exemple, à un couple un peu caricatural, un couple qui travaille, peut-être cadre, CSP+, parisien, qui bosse beaucoup, et puis du coup, qui font appel à une nounou, une femme de ménage et autres. Est-ce que... Réfléchir pour adapter ses besoins, pour adapter sa situation de vie, pour se répartir les tâches, pour qu'il n'y en ait plus qu'un qui travaille sur deux ou un demi ou que sais-je, et pour prendre en charge soi-même plutôt que de faire appel à du travail dont es client. Parce que ça fait partie de...
Speaker1 Tout à fait, c'est réduire le travail qu'on consomme. Là-dessus, c'est très intéressant. En gros, plus on a des revenus élevés, plus on va consommer du travail des autres, parce que soit on va se dire qu'on n'a pas le temps, soit on va se dire que notre temps vaut beaucoup plus. Et donc, notre temps n'est pas légitime à faire des pâtes. Donc, en effet, c'est aussi important de comprendre que la croissance économique des Trente Glorieuses, elle s'est aussi faite parce qu'il y a eu un accès massif de tout le monde au marché salarié, y compris du côté des femmes, mais aussi des anciennes populations paysannes qui ont pris des boulots d'ouvriers et des boulots dans les services. Ça, ça s'est massivement fait au XXe siècle en Europe, pas qu'en France d'ailleurs, aussi en Italie, etc. Et donc, si vous êtes à temps plein dans votre emploi salarié, vous allez être contraint d'acheter des marchandises pour satisfaire vos besoins. Vous ne pouvez plus satisfaire vos besoins par de la subsistance autonome, par des activités en dehors du marché économique. Donc, en fait, vous êtes un super producteur consommateur. Et ça, ça se rejoue en termes de conditions de travail et en termes de niveau de vie. Plus vous avez des conditions de travail où vous travaillez beaucoup en termes horaires ou bien où vous travaillez dans des conditions dégradées, plus vous allez consommer des marchandises pour satisfaire vos besoins parce que vous n'allez pas avoir le temps, l'envie, l'énergie de les satisfaire de façon alternative. Donc, vous allez acheter des produits tout faits, vous allez vous faire livrer, Vous allez embaucher les services des autres pour satisfaire une part de vos tâches domestiques. Donc, ça me semble hyper important de revenir aussi sur ces conditions de travail qui vont conditionner ensuite la consommation. Et c'est pour ça que la sobriété de la consommation, elle n'est permise que quand il y a sobriété du travail en amont aussi. Là-dessus, c'est très intéressant aussi de voir que ce sont dans les pays les plus inégalitaires où on va avoir tendance à déléguer nos tâches domestiques à des serviteurs extérieurs, par exemple aux États-Unis, par exemple au Brésil, mais aussi un peu en France, alors que dans les pays plus égalitaires, comme les pays nordiques, en fait, ça vous coûte très cher une femme de ménage. Et donc, vous vous dites que vous avez plutôt intérêt à faire le ménage vous-même plutôt qu'à confier cette tâche à quelqu'un d'extérieur. Ensuite, sur l'enjeu de la répartition au sein d'un couple, On sait qu'au sein d'un couple hétérosexuel, c'est principalement la femme qui passe le plus de temps aux tâches domestiques, qu'on appelle le cœur du travail domestique, à savoir l'alimentation, le ménage. Quand on intègre les activités de bricolage ou d'entretien du jardin, là, il y a un peu plus de participation des hommes, mais voilà, il y a trois Spectre distingué par l'INSEE en France. On sait que ça s'aggrave avec l'arrivée du premier enfant et qu'ensuite, ça s'aggrave aussi par les enfants. Souvent, l'argument, c'est de dire que l'homme gagne plus, donc c'est plus important qu'il conserve son travail à temps plein et puis qu'il y consacre du temps. Face à ça, l'argument de Gorz, c'était de dire il faut réduire le temps de travail pour tous. En fait, il faut que les mecs ne puissent pas dire qu'ils ont une réunion à 20 heures. Si tout le monde rentre à 17 heures, les mecs, ils n'auront plus d'excuses quoi. En gros, l'argument aujourd'hui, c'est de dire mais tu comprends, j'ai une réunion hyper importante et tout. J'ai l'impression que parfois, les réunions importantes, c'est des méga excuses pour éviter le bazar du soir. Voilà, faire manger les enfants et puis les coucher et bla bla bla. Et c'est plus facile d'arriver une fois que tout est fait. Mais en tout cas, si tout le monde quitte le boulot à 17 heures, il n'y a plus de raison objective pour ne pas se confronter à cet enjeu et à ce conflit de répartition des tâches. Donc, bien sûr que c'est ensuite rejouer ces discussions-là, etc., mais à minima, vous désamorcez le truc de « tu comprends, moi, mon temps, il est plus important, etc. ». Ce qu'on constate aussi, c'est que dans ces arbitrages du temps-là, les hommes ont plus tendance à se garder du temps libre, alors que les femmes mordent aussi sur leur temps libre, finalement. Donc voilà, je pense que c'est important de changer les conditions de travail pour changer le rapport aux tâches domestiques, pour enclencher une discussion sur les tâches domestiques, même si bien sûr, ça ne suffit pas. D'autant plus dans les enjeux écolos, où on voit que les transformations domestiques des tâches au quotidien sont souvent portées par les femmes, à savoir choisir de faire ses courses autrement, choisir d'acheter des aliments bruts, ce qui implique de les transformer, ce qui implique de les cuisiner plutôt que d'acheter une barquette toute prête. Et donc ça, c'est un surcroît de tâches pour des raisons écologiques, souvent qu'endossent les femmes en se disant que c'est meilleur pour la santé ou pour plein de raisons. Mais du coup, c'est aussi un enjeu d'en discuter collectivement. Je pense néanmoins que c'est possible de réduire aussi volontairement les tâches domestiques. Et ça, je pense qu'il y a une sorte de bon sens commun qui fait que quand on a pris la pluie dehors ou quand on a des chaussures pleines de boue, on ne marche pas partout dans la barbe ou dans la maison avec nos chaussures pleines de boue. En fait, parce qu'on sait qu'il va falloir nettoyer derrière. Donc, en fait, ce geste d'économie de nos propres efforts, en fait, il y a plein de trucs qu'on fait en se disant la flemme de laver derrière, enfin, toutes ces recettes où vous cuisinez tout dans le même plat parce que la flemme de laver quatre casseroles, en fait, cette flemme, elle est tout à fait légitime. C'est une économie des efforts. On pourrait aussi appliquer cette flemme au milieu professionnel pour désamorcer les tâches pénibles. Mais voilà, on fait déjà aussi ces arbitrages dans la sphère domestique en se disant « Flemme, ce n'est pas pertinent de faire autant d'efforts pour ça ». Ce qui est important, c'est ensuite d'en discuter collectivement pour ne pas que ça reproduise les inégalités de genre.
Speaker0 Et là, c'est hyper intéressant parce que j'ai fait un épisode aussi avec mon concepteur de tiny house parce que j'habite en toute petite maison. Mais finalement, habiter en toute petite maison, c'est aussi un choix de limiter la charge de ménage puisque tu as moins à nettoyer, donc moins de temps à passer. Donc, il y a une vraie alliance des sobriétés, la sobriété foncière qui va faire une sobriété de travail domestique et une sobriété financière qui fera donc aussi une sobriété du travail nécessaire. Et donc, tu as un vrai cercle vertueux dans une décroissance épanouissante.
Speaker1 Oui, tout d'avis. Et ça me permet de redire aussi que plus on a des besoins d'argent élevés, plus on va se sentir obligé de travailler plus aussi pour les satisfaire. Et que à la fois réduire ses revenus, réduire ses besoins en termes de consommation, c'est aussi se permettre de passer à temps partiel. C'est aussi se permettre de réduire son activité professionnelle et puis vice-versa aussi. Parce que parfois, vous êtes pris dans des engrenages, notamment avec le système de crédit, où vous avez pris un crédit quand vous aviez un certain niveau de salaire. Et donc, vous vous sentez obligé de garder ce niveau de salaire et de garder les conditions de travail qui vont avec pour payer les factures, quoi. Et donc, en effet, il faut désamorcer les deux aussi.
Speaker0 Oui, oui. Et après avoir lu Graeber et 5000 ans de l'histoire de la dette, effectivement, mon premier geste individuel a été de chercher de me désendetter et de sortir des différents prêts pour pouvoir amorcer toutes les autres sobriétés derrière. Parce que sinon, on est un peu coincé dans la roue du hamster, quoi. Ok, on a fait un joli panorama. Avant de terminer sur des pistes peut-être politiques, j'ai envie de te demander, toi, comment tu fais dans toute cette, je ne vais pas appeler ça le travail sur le travail que tu as fait, mais donc toute cette réflexion, ça doit te poser plein de questions à toi dans comment tu appréhendes ton propre travail, comment ça t'a transformé, tu vois, toutes ces réflexions et qu'est-ce que ça a changé pour toi dans ton rapport au travail ? Est-ce que tu as envie de nous en toucher quelques mots ?
Speaker1 Je pense qu'un truc que je dis souvent, c'est que notre propre rapport au travail, il vient de la façon dont on a vu nos parents travailler. Et donc, d'un point de vue très personnel, moi, j'ai vu mes parents beaucoup travailler. Alors, plus ma mère, qui a toujours beaucoup travaillé et aussi pour prouver que les femmes pouvaient travailler comme les hommes, voire mieux que les hommes. Donc ça, c'était ce côté-là. Mes parents faisaient la même profession. Ils étaient tous les deux experts comptables, mais ma mère en salarié et mon père avaient son cabinet. Et donc, il était beaucoup plus flexible en termes d'horaire de travail. C'était lui qui venait nous chercher à l'école quand on était malade. C'était lui qui nous amenait à la danse, etc. Donc ça, j'ai plus vu ce modèle-là. Et je pense que ça m'a influencée sur l'idée qu'il fallait avoir une certaine liberté d'organisation de son temps et que je trouvais ça terrible de rentrer tard le soir. Et c'est drôle aussi parce que j'ai fait ces choix aussi dans mes études et progressivement, je suis allée vers la carrière d'enseignante aussi parce que ça me laissait du temps de réflexion et ça me laissait aussi du temps en dehors du travail. Paradoxalement, je me disais je ne veux pas ramener de boulot à la maison. Alors que ça, c'est vraiment quand tu es prof, là, c'est le cœur du métier. Mais en tout cas, c'est vrai que je m'intéressais beaucoup au milieu juridique et je trouve que le droit, c'est un milieu très intéressant. Mais j'ai eu cette intuition que les gens bossaient beaucoup trop, que tous les milieux du droit, toutes les fonctions dans le droit, que ce soit du côté public en tant que magistrat ou que ce soit du côté privé en tant qu'avocat, en fait, que c'est un milieu où les gens bossaient comme des dingues. Et donc, il ne fallait surtout pas aller vers ça. Je me suis autodégoûtée du droit à cause des conditions de travail, aussi avec cet enjeu d'avoir un équilibre de vie. Et donc, j'ai toujours fait ces choix un peu professionnels en fonction de ça. J'ai vu aussi que le monde de l'université était un monde très engageant en termes de temps, très productiviste aussi, parce qu'il faut toujours faire un article en plus, faire un livre en plus. Maintenant, dans le monde aussi des appels à projets de l'université, Des mondes des financements extérieurs, il faut toujours faire des trucs en plus. Et à la fin de ma thèse, je me suis dit, mais quand est-ce que ça s'arrête ? Et donc, j'ai voulu prendre un poste en dehors de cet écosystème-là aussi pour avoir un meilleur équilibre de vie et en étant dans une activité où je sais que quand je pars, je n'ai rien à faire le soir et que quand je suis en congé, je suis vraiment en congé. Ce qui n'est pas du tout le cas dans le monde de la recherche où, en fait, tu as toujours des choses à faire. En plus, tu as toujours des articles à finir, des conférences à préparer, des cours à préparer. Donc ça, c'est vraiment un choix auquel je tiens au quotidien. Mais c'est d'autant plus facile aussi quand t'es... Enfin, moi, je suis prof agrégé, donc je suis fonctionnaire et j'ai un poste et un salaire qui m'est assuré. Donc, j'ai pas un enjeu de me vendre sur une économie marchande, tu vois. Et ça apporte une grande liberté existentielle. Mais c'est aussi pour ça que je pense qu'on a besoin de plus de postes de ce type-là. Donc, plus de fonctions publiques, plus de statuts aussi de fonctionnaires parce que ça te donne une autonomie existentielle qui est énorme. Une confiance aussi dans l'avenir. tu as une sorte de sécurité par plein d'aspects. Alors certes, ça peut être allé non par d'autres aspects, etc. Mais en même temps, moi, ça m'a beaucoup apporté aussi en me disant que je pouvais dissocier Et que je pouvais plus maîtriser mes conditions de travail, paradoxalement. Mais ça, c'est sur le côté un peu perso. Mais oui, je tiens à ça. Et aussi, finalement, tout ce que je raconte, et puis là, ce que je fais avec toi aujourd'hui, c'est en dehors de mon temps de travail. Je sais que je le fais volontairement. Ça veut dire que je peux refuser de le faire. Et ça veut dire que je le refuse aussi. Quand les conditions ne vont pas, dans plein de contextes différents. Et les rencontres que je fais quand je vais en librairie ou donner des conférences dans les associations ou autres, je le vis vraiment comme un engagement militant et puis comme un plaisir aussi parce que ça me permet de voyager, ça me permet de rencontrer des gens, mais je modère ça avec l'énergie que ça prend et donc c'est un calcul que tu fais entre l'énergie que tu as de disponible pour des activités extra-professionnelles mais c'est comme un engagement militant moi je le vis aussi comme une contribution sociale de réflexion collective et c'est comme être prof mais auprès d'un plus grand public. Tu partages des idées, tu partages des arguments, tu partages des lectures. Moi, ce que je préfère, c'est qu'après une conf, les gens ont envie d'aller lire Graeber, Gorz. Et c'est ça, tu partages ces réflexions-là.
Speaker0 C'est du street art, mais dans l'enseignement. Les arts disponibles pour tout le monde, là, c'est la culture de la déconstruction, du questionnement du concept. Terminé notre échange, si tu peux nous citer, moi j'en avais collectionné comme des petites pépites de propositions politiques dans ton livre qui sont faites. Est-ce que tu peux nous partager des grands projets politiques d'émancipation du travail qui sont inspirants à tes yeux ? Il y en a certains que tu critiques, que tu combines aussi. Enfin voilà, si tu peux nous donner quelques mots.
Speaker1 Oui, pour le grand scénario, je conseille aussi la lecture des deux romans d'Adrien Clent, Paresse pour tous et La vie est à nous, parce qu'il le met vraiment en scène comme un projet politique qui peut advenir avec différentes dimensions, la façon dont le travail peut se réorganiser s'il est réduit massivement, mais qu'en même temps, on passe une journée de son temps, de sa semaine, à aller donner un coup de main à l'agriculteur du coin. Donc, je trouve que ça donne beaucoup plus à imaginer et à rêver par la fiction. Donc, je conseille ces deux romans. Alors ensuite, c'est d'un point de vue très pratique. Dans un monde idéal où on peut faire des choses politiquement et qui n'est pas notre monde actuel, une réduction massive du temps de travail qu'on peut estimer à 20 heures par semaine. Un chiffre que donne Gorz s'est travaillé mille heures par an, c'était ce qu'on travaillait avant le capitalisme industriel, parce qu'en fait, il y avait plein de fêtes, et que les artisans, ils ne bossaient pas au charbon tout le temps. Et que c'est le capitalisme industriel qui a augmenté le temps de travail, parce qu'il avait besoin d'une régularité des rythmes de travail, aussi pour faire tourner les usines, mais que sinon, le travail agricole, il était saisonnier, qu'il y avait plein d'activités qui étaient saisonnières, et qu'en fait, on ne travaillait pas autant. Donc, réduire massivement le temps de travail, d'autant plus c'est d'autant plus possible dans un contexte où en fait on produit plein de conneries. On est un capitalisme qui produit beaucoup de superflus. Donc, réduction massive du temps de travail, des corrélations de la protection sociale, de l'emploi, parce que c'est ce qui fait qu'en fait, on accepte plein de boulots à la con juste parce qu'il faut une sécu et payer les factures. Et David Graeber pense qu'avec un revenu universel, il y a plein de bullshit jobs qui disparaîtront parce que les gens pourront choisir vers quelles activités y vont. Et en même temps, on aura toujours des activités socialement utiles et nécessaires pour satisfaire les besoins. mais on n'aura plus toutes ces activités superflues du capitalisme qui ne tiennent que parce que les gens ont le couteau sous la gorge. Et donc, ça passe par un revenu universel, mais ça passe aussi par des services publics de qualité. Si vous avez un revenu universel dans la situation des États-Unis, où vous n'avez pas de CQ maladie, où vous n'avez pas d'université, etc., ou tout coûte très cher, en fait, vous allez juste dans l'inflation marchande. Là, l'enjeu, c'est de démarchandiser les services et les besoins. C'est ce qui tient aussi dans certains pays nordiques où l'accès à l'éducation, à l'université est entièrement gratuit, où l'accès à la santé l'est encore vraiment et tout. Et nous, petit à petit, on a marchandisé, privatisé une partie avec le système des mutuelles, avec les grandes écoles qui maintenant font des frais à 10 000 euros l'année. C'est délirant. Ce modèle américain, il nous pousse aussi à générer toujours plus de valeur économique pour payer tout ça. Donc voilà, démarchandiser le plus possible nos activités, aussi parce que c'est cette logique marchande qui implique de consommer plus de travail, parce que vous avez besoin de publicitaires, vous avez besoin de démarcheurs, etc. Alors que quand vous appelez les pompiers, vous n'avez pas besoin de savoir si telle brigade est mieux que telle autre. En fait, donc ça, je pense que...
Speaker0 Il n'y a pas de système de notation avec des étoiles.
Speaker1 Exactement. Et donc ça, tout ça, c'est des trucs bullshit qui se sont greffés autour. Et donc, bon, c'est déjà assez massif. C'est déjà énorme. Mais en même temps, quand on pense à quel point les congés payés en 36, ça a changé radicalement la société. Ça a changé aussi la perspective sur la découverte de son pays. Il y a plein de gens qui sont allés à la mer pour la première fois alors qu'ils habitaient à 10 km et tout. C'est aussi des changements qui peuvent avoir des grandes conséquences existentielles. Et puis c'est des acquis quoi. En fait, les congés payés, c'est à moins d'un siècle. En fait, à l'échelle de l'histoire de l'humanité, c'est aussi récent. Déjà ces trois pistes-là, et puis plein de perspectives enthousiasmantes aussi dans le livre d'Adrien Clent. Je pense que la pluriactivité, le fait de ne pas faire que son emploi, sa fonction principale, mais de pouvoir s'engager aussi comme un temps professionnel reconnu dans des activités de soins collectifs, dans des activités agricoles, c'est aussi une façon de partager la sueur, ce que l'écoféminisme appelle l'équité de la sueur, à savoir plutôt que de demander à toujours les mêmes de ramasser les légumes dans les champs ou de nettoyer les gares et de nettoyer les bureaux, si en fait on endosse chacun une petite partie de ce labeur, ça nous fait moins mal au dos parce qu'en fait on a moins d'eau cassée si on fait le ménage chez soi.
Speaker0 Ça nous responsabilise d'autant plus si on a un peu moins envie de rentrer les chaussures pleines de...
Speaker1 Exactement, voilà. Et donc c'est aussi une façon de réduire collectivement notre charge de travail et la peine qu'engendre cette charge de travail quand en fait, elle n'est supportée que par quelques corps. Et c'est là où vous créez des risques physiques. C'est les gestes à répétition. Mais en fait, si vous internalisez ces gestes au quotidien, en fait, vous partagez la sueur.
Speaker0 Merci. Moi, j'invite vraiment tout le monde à lire ton livre. Et peut-être, je vais en profiter, peut-être d'avoir l'attention pour finir sur les 10 conseils qui sont tout à la fin, qui sont des petites pépites. Moi, j'ai trouvé que tu partages dans ton livre, donc les 10 conseils antiproductivistes. J'ai envie de les lire. et si tu as envie de les commenter ou de les dire à celui qui t'a le plus parlé ou qui te semble le plus important peut-être, mais juste pour vous le donner en cadeau, à écouter, à méditer. Donc c'est 10 conseils antiproductivistes. 1. Tout n'a pas à être utile. D'ailleurs, il y a un point d'exclamation. Donc c'est tout n'a pas à être utile ! Tout n'est pas du travail. 2. Troisièmement, tous les emplois ne se valent pas. Tout le monde n'a pas à valoriser le travail. On peut ne pas valoriser le travail. Toute aspiration extra-professionnelle n'est pas mauvaise. Toute notre identité ne se résume pas aux professionnels. Je crois qu'on en a beaucoup parlé là. Tout le travail que nous consommons n'est pas légitime. Chinois aussi, il est assez fort, je trouve, ce principe-là. Tout politique et discours pro-travail ne sont pas bons à prendre. Celui-là, on a besoin de se le répéter. Tout emploi n'est pas définitif. Et tout n'est pas gravé dans le marbre.
Speaker1 Oui. Et peut-être qu'on peut finir par une phrase de Bourdieu que je citais souvent à mes élèves de Terminal, qui date de 1995, où il dit « Ce que le monde social a fait, le monde social peut le défaire ». Et donc, à la fois, c'est une invitation à transformer le monde social quand il nous déplait, et en même temps, c'est aussi un principe de précaution parce que tous les acquis sociaux qu'on a aussi peuvent être défaits. Voilà.
Speaker0 Merci beaucoup, Céline.
Speaker1 Avec plaisir. Merci, Alexis.
Speaker0 J'espère que cet épisode vous a plu. Grâce à ces partages d'écoute et de réflexion, de discussions authentiques, de doutes, de contradictions et de joies simples du quotidien, j'espère vous donner envie de mener votre propre enquête pour construire.